Henri Gheon
Accueil Remonter

 

Retour

        

 

Le second personnage dont nous voulons parler, c’est Henri Ghéon. Il appartient au domaine littéraire, et nous nous devons de lui réserver ici une place. Son œuvre formidable ne tarda pas à conquérir l’élite du monde artistique.

Mais pour parler de Ghéon, nous préférons en laisser le soin à Jacques Raynaud, en reproduisant son article tiré du n°104 de JEUX TRETEAUX & PERSONNAGE pour le journal LA VIE DANS LA BASSEE.

«  Ghéon appartenait à cette génération qui commença à faire parler d’elle un peu avant la guerre de 1914 et de qui est à sorti, semble-t-il, ce qu’il y a de plus durable dans la littérature de notre XXème siècle. C’était la génération de Claudel (1868), de Francis Jammes (1868), de Maurras (1869), de Gide (1869), de Marcel Proust (1871), de Valéry (1871), de Péguy (1873), de Jacques Copeau , le benjamin, plus jeune de trois ans que Ghéon, né en 1875. Ce qui caractérisa cette génération, venue aux lettres au moment douloureux de l’affaire Dreyfus, ce fut son désintéressement total, sa probité artistique, son horreur de la réclame, sa foi absolue dans la poésie. Tous les écrivains que j’ai nommés tenaient ou tiennent encore la chose littéraire en si haute estime qu’aucun d’eux n’a vécu, à proprement parler, de sa plume ; ils refusèrent de lier leur art au souci du gain quotidien. Jamais ils ne se laissent tenter par l’appât facile du roman annuel ou de la pièce à succès. Ils écrivent pour l’avenir, ou plus simplement pour l’éternité, ou, si vous préférez, pour leur plaisir. Claudel fait sa carrière dans les consulats ; Gide, qui a de la fortune, édite à ses frais, au « Mercure » ses premiers romans et ses essais ; Valéry est lecteur du directeur de l’agence Havas ; Péguy est éditeur ; Ghéon, lui, est médecin. C’est le docteur Henri Vaugeon.

Il est né, le 15 mars 1875, en Seine et Marne, à Bray-sur-Seine où son père, d’origine beauceronne est pharmacien. Par son ascendance maternelle, il est normand et d’une famille où l’on s’est ruiné par la passion du théâtre.

Ses études secondaires achevées au lycée de Sens, il est venu à Paris, où il a conquis ses grades à la faculté de médecine.

Aucune foi, aucune pratique religieuse depuis sa quinzième année. Aucune conviction philosophique non plus. « Il croit en l(Homme et en la Vie », comme tous les hommes de sa génération. Une croyance plus positive, cependant, obscurcie peut-être, mais certaine : il aime la France, il aime le génie de la France.

Le Dr Léon-Henri Vangeon s’établit dans son bourg natal. Il partagea son temps entre ses malades, ses amis et la littérature.

Une médecin assez étonnant, s’il faut en croire Jacques Copeau.

Celui-ci l’accompagnant, un jour, dans sa tournée de visites, ils arrivent chez un paysan qui avait roulé sous sa voiture ; l’épaule était brisée, les chairs enflées et tuméfiées : » Vous n’êtes pas ainsi à l’état normal, lui demanda Ghéon en désignant l’enflure ? ».

C’est Ghéon, cette fois, qui me racontait comment il se cachait de ces rares clients pour s’adonner en plein air à la peinture, sa seconde passion, après la poésie. Et il en connut bien d’autres. Mais je me suis promis de ne pas céder au démon de l’anecdote.

Dès 1896 – il a vingt-et-un ans- il collabore surtout à l’ERMITAGE d’Edouard Ducoté.

On assistait en poésie, à une réaction contre le symbolisme, au nom de la nature ; on aspirait au plein air, à la liberté, mais dans l’ordonnance d’un pur paysage français. Francis Jammes, dans ses poèmes bourdonnants d’abeilles et lumineux comme un verger de septembre, André Gide avec « les nourritures terrestres », tout sensations et images, Francis Viélé-Griffin, areadien émigré dans notre Val de Loire, menaient le chœur. Maurice Denis « découvrait Florence », l’étoile de Cézanne montait à l’horizon ; ou se chuchotait à l’oreille de nom –français- d’un nouveau en chanteur : Claude Debussy. Au théâtre, si pauvre où le pauvre Routand allait, pour toute une génération jouer le rôle d’ilote ivre, « Ubu Roi », de Jarry, ravissait la jeunesse par sa verdeur et son outrance bouffonne.

Indifférents à la politique, en dépit de l’affaire Dreyfus qui ne réunit pas les diviser, les jeunes hommes qui composaient le groupe « L’Ermitage » se gardaient également à droite et à gauche. « ils exaltaient Whitman, Nietzache, Dostoïevsky, mais n’oubliaient pas de rendre hommage ni à Racine, ni à Balzac, ni à Stendhal ».

En vérité, ils préparaient doucement un public à la jeune revue qui, peu d’années après, avec les mêmes éléments et quelques autres, Jean Schulmberger, Georges Duhamel, Alain Fournier, Charles-Louis Philippe, devait à son tour tenter la fortune et réussir au-delà de tous les espoirs » : « la Nouvelle Revue Française » dont Jacques Copeau prendra la direction, dès le deuxième numéro( le premier ayant été publié sous la direction d’Eugène Montfort) en 1909.

En 1897, Henri Ghéon publiait au « Mercure de France », Chanson d’Aube, et l’année suivante, Solitude d’Eté.

Voici ce que Gide écrivait sur le premier de ces recueils dans l’Ermitage du 15 octobre 1898 : « En Ghéon, aucune tristesse ; c’est une âme de cristal et d’or, pleine de sonorités merveilleuses. Tout ce qui la touche y retentit ; rien ne la laisse indifférente ; pourtant à travers tout, elle reste la même. Tout l’émeut et rien ne la trouble ; le monde se revoit en elle dans une charmante, vibrante et souriante harmonie ».

Poésie spontanée, écrite librement, sous l’influence de Jammes et de Vielé-Griffin, où revivent les impressions de l’enfance sous un ciel de vacances jamais achevées et où, déjà, l’on devine à de légers symboles, ce chant profond qui vient de plus loin que les mots. Ghéon aura jusqu’au bout la nostalgie du bonheur.

En même temps que la poésie, le roman tente Henri Ghéon,  le drame aussi. Et du même coup, l’art de notre ami se raidit : en 1899-1900 il écrit le « Consolateur », il compose « Le Pain », tragédie populaire et lyrique – ces deux épithètes ne résumeront-elles pas un jour le meilleur de son génie ? – « Le pain » ne sera joué qu’en 1912, au théâtre des Arts que dirigeait alors M. Jacques Rouché. Comme l’écrivait naguère M. Paul Blanchard : « Si la reprise d’une telle pièce était actuellement possible ( mais les nerfs de la majorité des spectateurs ne le supporteraient pas sans désordre….) quel écho elle éveillerait et quelles passions elle ferait flamber… car « l’action se déroule dans une ville, à la fin d’une guerre d’invasion, de nos jours. »

L’amertume de la défaite, les soubresauts de la guerre civile, âprement stigmatisés, les élans d’une pensée que l’on dira seulement socialiste puisque Ghéon n’était pas encore chrétien, le drame de la misère et de la faim, la honte de ce que l’on nomme maintenant « marché noir », que d’éléments d’une actualité poignante et qui donnent au « Pain » un caractère prophétique.

A la même époque, avec la « Vieille dame des Rues » il aborde le roman-feuilleton, ou plutôt l’esthétique du roman-feuilleton, comme il le dira modestement et avec humour quelques trente ans plus tard dans l’avertissement des « Jeux de l’enfer et du ciel ».

« La Vieille dame des rues » est une histoire vraie et invraisemblable, qui révèle un des aspects de la nature.

La réalisme le plus minutieux y cohabite avec la fantaisie et le loufoquerie de Jarry, dans une gratuité et une liberté absolues. Ne pas conclure, laisser la vie élaborer son lacis d’action absurdes ou exaltantes, mais que l’artiste accueille, avec sympathie, comme un jeu, voire avec sérieux, telle est l’esthétique logique quoique déconcertante où se complait Ghéon au moment où il noue avec Gide une étroite et longue amitié.

Lequel, de Gide ou de Ghéon, exerça sur l’autre une influence décisive ? C’est ce que les historiens de la littérature auront à élucider quelque jour. Tel qui croit conduire est souvent mené.

De son amitié avec Gide date pour Ghéon une nouvelle phase de sa vie littéraire. Disponible, affamé de toutes les nourritures terrestres, il se replie sur soi, perd de sa première spontanéité, médite sur son art et se dessèche par l’analyse.

Un seul recueil de poèmes, rapporté d’un séjour en Afrique du Nord, « L’Algérie », en 1906 ; recueil très attachant d’ailleurs, et qui est l’aboutissement de cinq années de recherches concernant le ver libre intégral. En 1908, il convient de signaler une plaquette, « Moments », où je cueille cette pièce exquise, d’une délicatesse qui fait penser aux japonais ou aux images persanes :

Sur un abricot mur

On en le cueille pas ; c’est lui seul qui se cueille

Et choit dans la main tendue

Il est las : la guêpe est venue sur lui pour la première fois

Elle a dit : « Le doux miel est cuit ».

A ces sœurs elle a porté la nouvelle…

Ma main l’effleure et le voici

C’est le bonheur

Une seconde tragédie, rustique et lyrique : « L’eau de vie ».

Elle sera joué en 1914, au vieux Colombier par Copeau, Suzanne Bing et Dullin. Un volume de critique : « nos Directions ».

C’est en 1906 que Ghéon découvrit l’ivresse de peindre. Il aime par-dessus tout l’Angelice et Vermeer de Delft. Accueilli aux indépendants il laisse des toiles, des gouaches, toutes très sensibles, lumineuses et fraîches. J’en connais plus de deux cents. Magnifique témoignage de son extraordinaire fécondité. Entre temps, Gide lui a révélé Mozart, le Mozart des sonates pour piano, que les professionnels, universellement, confient à des doigts de dix ans. L’écriture en est facile, l’exécution, en apparence aisée. Les doigts de dix ans jouent et, sans le vouloir, trahissent la musique des anges. Nos pianistes en herbe découvriront bientôt  celle des maitres orageux, ils s’enivreront bientôt de leurs confidences romantiques, qui flattent si profondément les aspirations vagues de la puberté. Et Mozart, le pur Mozart, la musique même, sera relégué parmi les souvenirs d’enfance, entre, la chambre aux jouets et le rayon des classiques cartonnés, maculés d’encre.

Viendra un jour où, de tous nos contemporains, Ghéon sera l’homme qui connaitra le mieux Mozart. Lentement, minutieusement, à Paris, auprès d’une grande amie malade, de qui c’est la vie, cette communion quasi quotidienne dans le divin Wolfgang-Amadeo, à Salzbourg, en Angleterre, il fait le tour de cette œuvre, presque inconnue, dans laquelle il voit la plus haute expression du divin génie des hommes, le mariage le plus achevé de l’art et de l’inspiration. « Les promenades avec Mozart » (1932), un des ses chefs-d’œuvre, portent témoignage de son amour et de sa prodigieuse érudition.

Sous l’influence combinée de Gide, de Nietzsehe, révélé lui aussi par Gide, et de Mozart, Ghéon retrouvera le secret des secrets (pour un artiste) : l’art classique ; celui d’Athène, ( et accessoirement de Rome) et celui de Paris, l’art classique toujours vivant, je veux dire débarrassé de la poussière scolaire et des conventions académiques ; la voix toute simple jamais forcée, toujours probe, intelligente, humaine, d’Homère, de La Fontaine, ou de Racine.

L’art français de XVIIème siècle orientera sa pensée vers les grandes réussites de l’histoire et de la politique françaises.

Comme Péguy, avec qui il s’est lié depuis qu’il s’est installé en 1909, Orsay (Péguy habite à un quart d’heure de chez lui à Lozère), il se découvre nationaliste. Comme Péguy, il avait été dreyfusard au moment de la fameuse affaire ; comme Péguy, éclairé rapidement sur la politique et la moralité des hommes de la révision, il prend contre eux le parti de la patrie.

Toutefois, il ne suit pas Péguy dans son évolution religieuse. Ghéon reste un pur artiste, un dilettante individualiste ; il croit « avoir assez fait pour le France quand il a de son mieux, servi les belles-lettres et sa langue ». L’art est son absolu. C’est dans ces dispositions qu’avec Jacques Copeau et André Gide, il participe en 1909, à la fondation de « La Nouvelle Revue Française ».

Enfin, pour fortifier son nouveau classicisme à l’épreuve du passé, il entreprend, en compagnie de Gide, en 1912, le voyage de Florence, d’où il rapporte « L’Epreuve de Florence ». En 1913, il est à Rome . En 1914, c’est Athènes qu’il visite, et toujours sensible, depuis son séjour en Algérie, aux prestiges de l’Islam et de l’Orient, il pousse jusqu’en Asir Mineure.

Cependant, le 15 octobre 1913, le théâtre du Vieux-Colombier ouvrait pour la première fois ses portes. Jacques Copeau, renonçant à la direction de la « Nouvelle Revue Française » qu’il confiait à Jacques Rivière, venait de lancer, le 1er septembre, le manifeste aujourd’hui fameux, dans lequel il dénonçait l’effroyable abaissement d’un art où s’était épanoui le génie d’un Sophocle et d’un Racine, de Shakespeare et de Molière, de Caldéron ou de Musset.

Et lui, Copeau, en quelques dix ans, il restaurait cet art dans son antique dignité, il restaurait la scène française.

Il commencerait par renouveler l’art de la mise en scène, il renouvellerait l’art et le jeu de l’acteur,  il renouvellerait, pour le poète lui-même, la condition de la création dramatique ; il retrouverait les raisons profondes de cette création. L’aurore d’une renaissance. Copeau était révolutionnaire, ou mieux le Polyeucte qui, les idoles renversées, rendrait le temple à se destination première. Mais qui donc y célébrerait le culte nouveau ?

Et qui donc supposerait, que dans la constellation où brillent ces étoiles de première grandeur, un Gide, un Jammes, un Copeau, auxquels s’est joint Paul Claudel, Ghéon qui a tenté toutes les voies, lyrisme, roman, théâtre, peinture, Ghéon le modeste et fougueux Ghéon que toutes les formes de l’art attirent ( je me rappelle encore avec quelle ferveur il évoquait les ballets russes de la grande époque, celle de Nijinski), qui donc se douterait, à commencer par lui-même, qu’il va, par une métamorphose morale imprévisible, et dans une voie absolument insoupçonnée, tirer enfin parti des richesses qu’il a accumulé pendant quinze ans et être promis à une place suréminante, mais une place qui n’est qu’à lui, dans ce ciel poétique déjà si encombré, où il brillera désormais d’une lumière solitaire, mystique et suave étoile ?

Certes la visitation de l’esprit revêt toutes les formes. Pour  Ghéon, si j’ose dire, il aura des égards de grand artiste. Il orchestre pour lui comme un vaste poème. Il s’agit de capter une âme difficile. Il faut frapper à coup sûr.

Rien ne manque à la préparation de l’acte, ni l’accompagnement sauvage de la guerre, ni l’omniprésence de la douleur et de la mort, ni l’angoisse du drame où la France joue son existence ; ni l’intersigne d’un songe prémonitoire, ni le pur sacrifice d’un héro qui traverse la vie de notre ami, en lui transmettant un mystérieux message. Je ne connais guère de plus belle histoire. Et c’est une histoire vraie. Voici nos témoins. Je laisse la parole à André Gide.

« Henri Ghéon, qui durant de longues années avait été mon compagnon constant, réformé, s’était engagé dès le début de la guerre ; mais ce ne fut qu’après nombre de semaines qu’il put obtenir de rallier le front où le voici en février 1915, près de la Grande Dune, où précisément je savais que devait être le capitaine Dupouey.

Tout le temps qu’il était à Paris, aide-major à l’hôpital du Louvre, nous habitions ensemble chez des amis communs. Peu de jours avant son départ, je fis un rêve étrange, dont je ne lui ,parlai que longuement ensuite, mais qui, bien que je me défends de croire aux rêves, me laissa profondément bouleversé.

Je me promenais avec Ghéon, comme nous avions fait si souvent ensemble en Algérie, en Italie, et tout récemment encore en Asie Mineure et en Grèce où nous avions senti la guerre se préparer… cette fois-ci je ne sais trop où nous étions. Le soir tombait dans une vallée mystérieuse, pleine d’ombrages et de chants d’oiseaux. Nous ne marchions pas précisément , mais glissions sur un merveilleux tapis de vapeurs. La vallée devenait plus étroite, le soir plus doux et les chants d’oiseaux si suaves que je me sentais le cœur défaillir. Et tout à coup, comme cette suavité se faisait presque intolérable, voici que mon compagnon s’arrêta, me toucha le bras, dit « pas plus avant » et sa voix était solennelle.  «  pas plus avant, car désormais entre nous il y a ceci ». il ne fit aucun geste, mais mon regard abaissé découvrit aussitôt un énorme rosaire qui pendait à son poignet droit. Je m’éveillai tout en larmes. Le cœur serré par une angoisse, dont le réveil ne put me délivrer.

Certes, je rêvais presque chaque nuit et je n’attachais quelque importance que ce soit mes rêves, tout au plus m’amusaient-ils parfois ! mais ce rêve ci, dès le début, j’avais senti son importance, on eut dit qu’il n’était pas fait de l’étoffe des autres rêves ; j’étais contraint de la considérer ». et Gide ajoute :

«  Ce n’est qu’avec effort que je lui découvrit une motivation rationnelle… Ghéon avait jusqu’à présent fait profession d’incrédulité, voire de cynisme, et je l’aimais ainsi, confondant volontiers cynisme et franchise. Mais pourtant, le connaissant pour profondément sensible aux plus nobles et charitables émotions, et l’ayant vu pleurer non pas seulement devant le Parthénon, ou à Delphes, mais sangloter d’amour dans le petit cloître de Saint-Marc, je m’inquiétais de plus en plus, m’irritais presque de la voir ignorer, et vouloir ignorer l’Evangile…. Il se contentait alors à y reconnaître que désagrément et ennui.

Faut-il chercher à voir, dans l’insatisfaction qui me restait de ces dénis, l’occulte provocation de mon rêve ? »

Ces précieuses confidences datent de 1919. Le caractère insolite du rêve, l’étrange détail catholique du rosaire posent des questions sur lesquelles la raison, quoi que pense André Gide, préfère ne pas conclure trop vite.

Quant au capitaine Dupouey, que Gide connait depuis 1903, c’est un officier de marine d’une rare valeur intellectuelle. Il a subi lui aussi l’influence des « Nourritures Terrestres ». Quoique issu d’une famille très catholique, « le dogme lui semblait peser d’un poids insupportable sur la pensée, la morale empêcher toute belle aisance du geste ». La phrase est de Gide lui-même. Un jour il lui écrit :  « Je suis absolument rivages ». Peu à peu cette inquiétude se précise :

Je vous aime, écrit-il à Gide en février 1908, parce qu’entre tous mes amis, vous êtes le seul homme hanté aussi tyranniquement par une foi, ou le regret d’une foi ».

En 1911, converti, il épouse Mireille de la Ménardière, dont ce serait peu dire qu’elle fut d’un spiritualité hors du commun.

«  De toutes façons, écrit-il encore à Gide, je suis loin des Muses et des salons. J’en remarcie Dieu et Saint-Benoit Labre. Puissé-je sortir à jamais mon esprit du marécage esthétique, au risque d’y laisser mes bottes et de marcher pieds nus le reste de mes jours ».

En novembre 1914, il est sur le front de l’Yser à la tête d’une compagnie de fusiliers marins. C’est là qu’en février 1915, à Nieuport, Ghéon le rencontrera deux fois.

Dupouey est tué le samedi saint, 3 avril. Ghéon ne l’apprend que quinze jours plus tard, dans la douleur et l’exaltation. Un homme nouveau nait en lui. Il a quarante ans.

Le vrai drame de sa vie commence, drame qui fut celui de Paul et d’Augustin, de François Bernadone et de Pascal de Bloy, de Claudel. Ce drame, nous n’en voulons rein dire. On devine cependant ce qu’il peut en couter à un artiste qui ne croyait qu’en l’Homme et en la Vie, c'est-à-dire qu’en lui-même, de se retourner comme un gant, de dire « oui » à tous ceux à qui il disait « non », et de dire « non » à tous ceux à qui il disait « oui » ; Mais il a conquis le bonheur. Il est ramené à l’Espérance, dans l’Amour. Plusieurs livres ou recueils marquent les étapes de sa conversion, d’abord les poèmes :

Foi en la France (1916), Foi en Dieu (1916-1918), livre esquissé dont les vers ont été réunis dans « Les chants de la Vie et la Foi » ; Le Miroir de Jésus (1918) ; puis un volume en prose : l(Homme né de la guerre, témoignage d’un converti (1919).

Sorti à son tour du « marécage esthétique », et jeté totalement par sa conversion dans le monde conservateur et catholique, Ghéon voit, non sans tristesse, s’éloigner de lui ses amis de la « Nouvelle Revue Française », sans qu’il y eut jamais de vraie rupture, les liens se relâchent, mais on le fête à la « Revue Universelle », que vient de fonder Henri Massis, à  « Revue des Jeunes », des R.P Dominicains. Il se lie étroitement avec Jacques Maritain. Il donne même quelques articles à « l’Action Française », recueillis dans un volume intitulé « Parti pris ». Ghéon est monarchiste, mais il s’entend aussi bien avec les fils de Saint-Dominique, qu’avec ceux de Saint-François.

Il conserve, intégralement, sa liberté d’artiste et ne se laisse absorber ni par les dévots, ni par les bien-pensants. Je n’en veux d’autre preuve que ses démêlés héroi-comiques avec l’abbé Bremond et le Carmel de Lisieux. Les uns le trouvent trop sulpiçard, les autres trop révolutionnaire. En réalité, Ghéon, croyant, ne s’est jamais départi du vaste dessein qu’il s’était proposé au lendemain de la guerre à l’instigation de Maurice Denis : doter les peuple chrétien d’un théâtre qui fut digne de la civilisation chrétienne et de notre tradition dramatique.

Il y dépensera toute sa richesse de dons et tout son enthousiasme.

Ce qui frappe, tout d’abord, quand on jette un regard d’ensemble sur son œuvre, c’est son extraordinaire fécondité. Quatre-vingt-dix titres pour le seul théâtre. Ajoutez à cela de nombreux romans dont l’un est une œuvre de grande classe : Les Jeux de l’Enfer et du Ciel, des volumes de critiques, des volumes d’hagiographie, soit au total quelque cent-dix ouvrages auxquels il conviendra d’ajouter au moins cinq volumes inédits.

En résumé, une œuvre d’une abondance et d’une diversité qui fait penser à celle du siècle d’or espagnol. Ghéon est le Calderon français. La remarque s’impose : cette fécondité a coïncidé avec sa foi nouvelle. Avant son retour à Dieu il enfantait des ouvrages lentement et avec peine. Je pense à ses poèmes d’Algérie, si minutieux, qui lui ont tant couté. Dès qu’il se met à « penser contre lui-même », le mot est de Copeau, il écrit dans la joie. Il a conquis le bonheur dans la certitude. Toutefois les poèmes lyriques ne jalonnent plus que de loin en loin sa production, orientée toute entière vers Dieu et vers les créatures. Ghéon ou le miracle de la charité. Avec lui il n’y en a plus désormais que pour le prochain, qu’il aime comme lui-même, plus que lui-même, par amour pour Dieu.

Si le lyrisme moderne n’a eu d’autre objet, depuis le romantisme, que la délectation du poète, un genre comme le théâtre au contraire est avant tout un art de plaire à autrui, un art de communion.

Mais nous sommes tellement imbus d’individualisme bourgeois que cette vérité, évidente pour les maitres du grand siècle, comme elle l’était pour les vieux maitres grecs, a été peu à peu obscurcie ; il n’est plus personne aujourd’hui  pour contester l’anarchie qui règne au théâtre, matériellement prospère, poétiquement indigent et bas. Le théâtre ne sait plus à quel public répondre. Or Ghéon l’a répété à satiété « le théâtre est avant tout une réponse ». Et comme l’a affirmé de son côté, à maintes reprise, Jacques Copeau :  « il n’y aura de théâtre nouveau qu’au moment où l’homme de la salle pourra murmurer les paroles de l’homme de la scène, en même temps que lui, et du même cœur que lui ».

Tant que la société ignorera ce qu’elle demande, le théâtre ne répondra pas. Trait de lumière décisif pour le chrétien tout neuf qu’est Henri Ghéon. Le christianisme suscite cette demande et apporte cette réponse. Un théâtre catholique, par conséquent, est le seul théâtre qui véritablement du théâtre. Art de communion, art communautaire, art communiste, pourrait-on dire, si le mot pouvait être entendu dans son vrai sens ? qu’on remonte aux sources, chez les Athéniens, ou chez les Français du Moyen-Age, on retrouve ce caractère de communion, mais de communion religieuse entre le public et les acteurs. Si le théâtre végète dans la misère intellectuelle et spirituelle, c’est en raison même de son infidélité aux origines. Qu’il renoue donc avec la tradition, perdue depuis le XVIIIème siècle, par la diffusion du rationalisme, du positivisme et de l’esprit laïc, et le théâtre est sauvé. Un public existe, il est immense ? c’est la chrétienté : de tous les âges, de toutes les classes sociales.

Et voici, d’autres part, les immenses trésors d’une Eglise, dépositaire de la haute et de la plus vulnérable pensée religieuse de l’humanité, celle qui se développe dans les deux Testaments et dans la Tradition, et d’une liturgie et de monuments d’une beauté jamais égalée. Quand, prenant conscience des ces richesses inouïes, Ghéon mesure la médiocrité sordide des divertissements que le clergé tolère dans les œuvres dont il est responsable, Ghéon s’indigne ; le sang du néophyte ne fait qu’un tour ; un zèle de réformateur le soulève. Après Claudel, mais plus simplement que Claudel, plus familièrement, il entreprend de restaurer le théâtre chrétien du peuple français.

André_Gide    Henri_Ghéon    Otto_Wegener_Proust    Paul_Claudel    Paul_Valéry    Friedrich_Nietzsche

André_Gide    Henri_Ghéon    Otto_Wegener_Proust    Paul_Claudel    Paul_Valéry    Friedrich_Nietzsche

Créer pour ce public un répertoire d’art dramatique, dans un esprit d’humanisme chrétien, le faire représenter d’après les leçons de Copeau, selon une mise en scène transformée, fidèle, elle aussi, à l’esprit des origines, voilà le but que Ghéon s’est proposé, de 1929 à sa mort. Depuis Wagner, je ne vois personne qui ait conçu un aussi vaste dessein. Comme il n’est suivi de personne (seul Copeau jouera « Le pauvre sous l’escalier » en 1921 - et on lui a assez reproché.la Compagnie des Quinze jouera « Violante » en 1931, l’Odéon, le « Comédien et la Grâce » en 1942, le théâtre Marist « Gilles » en 1944. Il fonde une troupe de comédiens amateurs : Les Compagnons de Notre-Dame (1925). Après des années d’efforts, il ressemble des foules immenses à Chartres, en Belgique, en Suisse, à Reims, à Montréal (1938).

Il aborde tous les genres ; J’énumére :

Le Drame : Le Pauvre sous l’Escalier ;le Comédien et la Grâce ;le Prodigue de Londres

La Tragédie : Saint-Maurice ; Œdipe ou le Crépuscule des Dieux ;Judith

Le Miracle : Les Trois Miracles de Saint-Cécile ; la Mort à Cheval ; Aventures de Gilles

Le Mystère : La Rivière du Roi Saint-Louis ; le Mystère de l’Invention de la Croix ; le Mystère de la Messe

La Comédie : les Propres Interrompus, Barbe-Bleue ; le Songe d’une Nuit d’été en Vavarais ( adapté de Shakespeare)

La Farce : la Parade du Pont du Diable ; l’Impromptu du Charcutier

La Tragédie-ballet :  Justine et Cyprien

La Prabole : les Travaux et les Jeux dans la Maison du Roi 

La Célébration :  le Triomphe de Saint-Thomas d’Aquin ; la Vie Profonde de Saint-François-d’Assises

Les Jeux : le Noël sur la Place ; le Jeu des Merveilles de Saint-Martin

La Pastorale sacré : la Bergère au Pays des Loups

Le Conte dramatique : la Reine Endormie

La Féerie : Peau d’Ane ; la Petite fille aux allumettes ; les Habits du Grand-Duc

Cette énumération très incomplète  (où placer, par exemple « La complainte de Pranzini »et « Saint Thérèse de Lisieux » ?), n’est qu’une preuve de la richesse exceptionnelle de notre ami.

Que tant de pièces soient d’inégale valeur, le contraire surprendrait. Le bon Ghéon somnole quelquefois. Rarement .  Sous une apparence facilité,  on découvre, à la réflexion, un art solide et subtil, nourri des grands modèles classiques, et servi sans défaillance par une langue claire, franche, efficace, toujours rythmée, toujours musicale, et telle sorte que ses dialogues, et c’était son intention profonde, participent plus ou moins du poème et du ballet ( il faudrait insister sur ce point), aboutissement logique de ses recherches sur le drame poétique en 1900 et 1914.

Ainsi Ghéon qui mettait nos maitres français du XVIIème siècle, spécialement Molière, La Fontaine et Racine, au-dessus de tous les poètes , même au-dessus du divine Shakespeare, sera consacré par la postérité comme l’écrivain le plus doué et le plus authentiquement français de ce temps.

Du français, il a la malice et le sérieux, le trait satirique ou  moral, le don de rire en pleurs, la fantaisie bouffonne, comme l’amour des lignes austères et dépouillées. S’il goutait assez peu la littérature de ses compatriotes, qu’il jugeait généralement trop cérébrale, trop loin du peuple, je l’ai toujours connu avide de nouveauté.

Ne s’était-il pas engoué, après sa démobilisation, en 1919, de la peinture cubiste ?

Il en a peint toute une saison. Simple caprice dont tel autre, moins doué, se fut composé une manière. Mais jamais Ghéon ne se voulut l’esclave d’une coterie, d’une mode, ou d’un genre. Le trait dominant de son caractère, plus que son émotivité, et en cela il est intégralement français, c’est sa liberté.

Oui, un homme libre, et qui n’accepta d’autres disciplines que celle du divin Amour, abandon et aiguillon tout ensemble, et la seule digne et vraie liberté de l’homme. Tel fut Henri Ghéon.